Floquet plasticien
"Je
fais du Floquet "
Gaston Floquet était un artiste de son temps. Il connaissait très bien toutes les recherches artistiques présentes et passées. Il s'en est nourri, MAIS il créait à sa manière. Quand le voisin passait et lui disait ironiquement "Alors, tu fais toujours du Picasso ?", Gaston répondait "Non, je fais du Floquet !". Il voulait dire qu'il produisait quelque chose qui lui était spécifique. Ce n'était pas un imitateur. Chaque oeuvre signée est originale, et parfois fort reconnaissable. Sa production artistique est marquée par ses origines, sa vie, sa recherche propre et son talent propre. Comme tous les artistes, son art est donc le fruit de croisements entre l'histoire de l'art, l'Histoire en général, son histoire à lui et ses explorations personnelles.
On peut donc proposer certains éclairages, certains jalons, qui
prennent un sens fort quand on cherche à comprendre ce que les oeuvres
de cet artiste recèlent de particulier... et en même temps de commun
aux hommes de n'importe quel pays et n'importe quelle époque.
Sans jamais oublier que la création artistique ne se réduit à
aucune explication, que rien ne la détermine, et qu'elle reste toujours
au fond un mystère.
Il était d'ailleurs habité par le doute et la curiosité de quelqu'un
qui ne sait pas d'avance ce qu'il va inventer. "S'il m'arrivait de
savoir où je vais, je serais un type fini", a-t-il dit un jour.
Cette exploration était une passion qui dévorait sa vie. C'est sans
doute pourquoi il a créé environ huit mille oeuvres en une quarantaine
d'années (peintures, dessins, encres, collages, statues, etc.). Quel
explorateur de formes, de matières et de couleurs ! Et des profondeurs
de la condition humaine aussi.
Jalons et éclairages
Souvenez-vous ... |
1- Il ramassait
Enfant, déjà, il ramassait dans les champs de ferme et les champs de
bataille, pour les revendre au marchand de peaux de lapin et se faire
de l'argent de poche des os trouvés du côté de Verdun, venus des
boucheries des popotes militaires. Un jour, il est même revenu avec un
tibia... humain, que sa grand mère a enterré au fond du jardin avec une
prière !
Plus tard, comme artiste, il ramassait des objets déchus, abandonnés,
jetés, destinés à disparaître, mais portant les traces d'un "vécu" très
fort : éclats d'obus, ferrailles, os, outils agricoles, souches, etc.
Il était bien le seul dans son entourage à voir là-dedans quelque chose
de précieux, et digne d'être ramassé. Un peu comme si tout cela
contenait pour lui quelque chose du destin humain.
A Paris, il faisait les poubelles pour trouver des déchets, des rebuts
précieux (côtoyant de près le monde des clochards, qui cherchaient là
de quoi survivre). Etant prisonnier en Allemagne, il avait dû aussi
tirer parti de bien peu, parfois. Cette habitude de la récupération
avait donc, à certaines époques de son existence, été liée à la survie.
Elle resta toujours en tout cas au coeur de son fonctionnement
artistique.
Il n'aimait pas jeter ou gaspiller. En guise de "torche-pinceau", quand
une peinture était finie, il prenait des chutes de papier, de carton ou
de bois et il faisait des tableaux grands comme des boîtes d'allumettes
avec les restes de couleurs. Il avait chez lui en permanence des tas de
ferrailles, d'os, de serrures, de clous ... d'où il extrayait de temps
en temps quelque chose dont il avait besoin. Il s'agissait en général
d'objets solides, beaux, patinés, nobles en somme.
matériau : fers rouillés
Depuis, beaucoup ont récupéré et détourné des objets. Pour certains,
c'est même devenu une mode. A son époque, c'était encore original et
même un peu choquant. Mais dans son cas, il s'agissait d'une nécessité
plus profonde. Cette démarche avait en effet à voir avec son lieu et
son temps de naissance et de vie. C'était une chose enracinée dans son
histoire. Sa grand mère lui avait d'ailleurs raconté qu'elle l'emmenait
avec elle, tout bébé, quand elle allait ramasser les pommes de terre
dans les champs. Et quand le canon tonnait, elle mettait l'enfant dans
le panier et courait à la maison. Comme si elle ramassait un objet
précieux dans un champ de bataille ou de pommes de terre ! Il ne cessa
jamais de faire de même ensuite. Question de vie et de mort, donc, dans
son cas.
Quant à la guerre et aux années où il fut prisonnier, il parlait
volontiers des épisodes drôles de cette époque, mais y il fut aussi
confronté à des réalités effroyables, qu'il préférait taire. On
reconnaît dans plus d'une statue, en y regardant bien, tantôt un
casque, tantôt un quart de soldat... parfois troué.
Au fond, il resta toujours en contact intime avec les réalités
universelles que sont la vie, la mort, la chute et la rédemption par
l'art, dont les traces se retrouvent visiblement dans ses oeuvres.
2- Il transformait
Donc ramasser, recueillir, récupérer, pour ensuite transfigurer,
tout cela était inscrit chez Floquet dans un mouvement de la mort vers
une sorte de réincarnation : celle qu'il donnait à des objets
précédemment passés de vie à trépas, jetés à terre, voire enterrés.
C'était aussi une manière qu'il avait de se relever lui-même par l'art
quand la vie le faisait tomber, "choir" ou "déchoir", comme les
"déchets", justement. Voilà peut-être pourquoi il fallait que ses
statues soient solides, verticales, l'essentiel n'étant pas rester
debout mais de toujours se relever . D'ailleurs, quand l'une d'elles
tombait et se cassait, il n'en faisait pas un drame, il la réparait.
L'oeuvre et l'homme qui la faisait se confondaient un peu parfois.
Avec un grand respect pour le matériau utilisé, il donnait donc à ces
choses une deuxième existence. Il disait qu'il respectait le hasard et
se laissait même guider par lui. Il conservait ainsi pratiquement
toujours les formes et l'aspect que le temps, le séjour sous terre,
l'érosion, l'usure, l'usage avaient donnés aux choses. Même quand il
commençait un dessin ou une peinture, il repérait d'infimes plis ou
traces dans la page ou la toile, et il partait de là. Ses outils de
sculpteur étaient ceux dont on se sert pour coller, pour souder, pour
assembler, plutôt que pour tordre ou découper. Il se contentait presque
en somme, pour faire ses statues, de mettre ensemble des choses qui ne
se seraient pas rencontrées sans lui. Et bien souvent, même s'il
s'agissait d'animaux, ses statues avaient une ressemblance humaine.
La "présence humaine" prenait d'ailleurs parfois une forme assez
troublante (rien à voir avec l'épisode du tibia !). Telle petite statue
par exemple avait été faite avec une lampe à huile que son père avait
jetée. Gaston a ramassé la lampe, l'a transformée, et l'a appelée "le
Père Ubu Voyageant Incognito". Comment ne pas y voir un portrait décalé
de son propre père, caché dans la statue et l'habitant, en somme ? Une
autre en bois blond, harmonieuse et douce, a été faite avec des pièces
du rouet de la grand mère, patinées par le passage de la laine et par
les doigts de l'aïeule. C'est bien entendu l'une des plus féminines.
Une sorte d'immortalité était ainsi donnée à des "voyageurs inconnus",
présents dans le fer et le bois, qu'on le sache ou non. Les noms qu'il
donnait à certaines statues, aux allusions ironiquement savantes,
confirmaient d'ailleurs souvent leur caractère humain (noms parfois
irrésistibles, comme "Reine des Burgondes", "Faune d'après-midi",
"Saint Prothèse", "Nicéphore Phocas, empereur byzantin", "le Grand
Inquisiteur", "Voltigeur gaulois", "Chevalier teutonique", "Souvenir de
Tante Adelaïde", "Fille surnaturelle du Général et de la Vénus de
Milo", "Berger Kikouyou observant les Anglais", etc).
Les noms d'animaux aussi comportaient souvent des attributs humains
comme "Chien sournois", "Marabout rêveur", "Guenon à l'enfant",
"Chat Botté", ou encore "Minotaure affligé".
Quand on sait de plus que les os d'animaux lui servaient souvent à
représenter des humains, on voit que les deux règnes étaient fort
proches, sinon même confondus chez notre artiste : même misère, même
noblesse, même substance.
Transformation aussi en peinture. Quand il considérait qu'une peinture
était ratée, il ne la jetait pas. Il la reprenait jusqu'à ce qu'elle
soit bonne, en se bagarrant. "Ce serait trop facile de la détruire !
J'ai toujours le dernier mot". Il était à la fois humble et
orgueilleux. Il disait avecun sourire en coin qu'il reconstruisait à sa
façon la création de Dieu, et, à sa façon, refaisait le monde. C'est
peut-être d'ailleurs le rôle de tous les artistes.
Parfois, il s'agissait d'une véritable bataille, où il mettait en péril son équilibre, sa vie même... mais il en avait vu d'autres ! Sa dernière statue (il avait plus de quatre-vingts ans) fut la plus haute de toutes. Elle est en fer et mesure près de trois mètres. Pour la construire, il voulait être seul. Il défiait la pesanteur, la résistance du métal, les éléments naturels (la foudre est tombée sur sa maison ce jour-là ! La statue se dressait comme un paratonnerre). Il se confrontait aussi à ses propres limites. On apprit un jour qu'il était tombé la veille en même temps que la grande statue en travaillant dessus. On imagine la valse !
Cette aventure créative s'accompagnait d'un travail esthétique et d'une réflexion permanents. Il lisait presque autant qu'il créait. C'était un travailleur acharné, infatigable. Il n'avait peur de rien (en apparence du moins). Ce qui en tout cas était soi-disant impossible ou contraire aux lois de la peinture, ou jamais essayé, il le tentait volontiers. Déjà quand il était au collège, les livres que les maîtres déconseillaient l'attirait irrésistiblement (un de ses bulletins scolaires mentionne "son esprit de fronde et d'insoumission"). C'est peut-être pourquoi son oeuvre est si varié qu'on a l'impression d'avoir affaire à plusieurs artistes. Tout cela est caractéristique de GastonFloquet, même s'il n'est pas le seul dans ce cas.
3- La dérision et l'ironie
Gaston Floquet sculpteur faisait des statues parfois belles, parfois tragiques, parfois drôles. Mais sa particularité était peut-être de savoir faire des statues qui pouvaient être tout cela en même temps. |
|
C'est par exemple le cas de certains
personnages, inquiétants, très expressifs, dont un en os qui se dresse
de toute sa taille, mais qui sourit bêtement, ou un autre qui semble
vouloir cogner. Chacun a l'air de se croire grand et fort, mais
ressemble en même temps à un primate bien obtus, que Gaston regardait
en disant "C'est homo erectus, qui se tient debout pour la
première fois. Il n'en revient pas !". Vanité des hommes,
ricanement de Floquet devant la prétention humaine, si dérisoire. Ces
personnages-là sont en fait nus, fragiles, et ridicules comme nous tous
quand nous faisons les importants, alors qu'ils viennent de la décharge
et qu'ils y retourneront. Ils ne semblent pas le savoir. Nous,
spectateurs, le savons, et nous rions. Savons-nous que nous rions en
même temps de nous-mêmes en les regardant ?
|
|
Et ce juge en fer, drôle et
magnifique, qui louche un peu, effaré, inquiet et inquiétant, de quoi
peut-il bien avoir peur, lui qui juge les autres ? Que voit-il, que nous ne voyons pas ? Décalage tragique et poétique à la fois. |
Cette ironie grinçante, pourtant pleine de tendresse pour ses
personnages, est très typique de Gaston Floquet, dont la série de
statues est une représentation de la comédie humaine. On retrouve
parfois quelque chose de cela dans ses dessins et ses collages.
Lui-même avait longtemps été comédien et il nous renvoyait une image de
nous en faisant d'impitoyables auto-portraits déguisés, comme sur une
scène.
C'était, pour l'homme de thêatre qu'il restait, une façon de prendre du
recul, de montrer ce qui sinon semblerait insupportable ou
grandiloquent, et que le grand dramaturge Bertold Brecht appelait la
"distanciation".
L'ironie est chez lui un détachement amusé, une arme contre la
bêtise, une "élégance du désespoir", une façon légère de transcrire la
dimension tragique de notre destin sans l'éluder. C'est peut-être là un
aspect universel de l'oeuvre de Floquet. Une forme de sagesse aussi ?
Au quotidien