L'art et la récupération d'objets
Intervention d'Ambroise Monod, fondateur du recup'art,
Dans le cadre de l'exposition Gaston Floquet à Saint Rigomer des Bois
Le 26 octobre 1999
Nous sommes réunis par l’Association des amis de Gaston Floquet autour de
Gaston Floquet pour saluer en lui ce creuset de créativité et de vitalité qui
rayonne dans sa maison et autour de lui, trop méconnu, mais que l’association
accompagne en nous donnant l’occasion d’être ensemble aujourd’hui.
Je me présente ce soir comme un créateur ou un créatif qui pratique aussi une
créativité liée aux déchets, qui arpente aussi les chemins plutôt que les autoroutes
culturelles. Nous sommes, lui et moi et bien d’autres (ceux qui travaillent
sur ces récupérations esthétisantes ne sont pas seuls), sur les mêmes parcours
avec nos différences. Donc, je ne parle pas au nom de Gaston Floquet. Je lui
dédie ce que j’ai à dire. Evidemment, lui seul peut parler de lui-même, comme
je vais parler de moi-même, et vous-mêmes devez parler de vous-mêmes. Simplement,
il y a tellement de proximité dans nos démarches, pas nécessairement dans la
forme aboutie mais dans l’intention qui a présidé à cette mise en forme, que
je me sens avec lui entre collègues, entre compères, entre comparses, entre
personnes qui portons sur notre environnement un regard d’invention et de transformation.
Tout en saluant et sa présence et son œuvre, on peut se souvenir que la pratique
de la créativité appliquée aux déchets est une démarche ancienne. Ni lui, ni
moi ne l’avons inventée. De mon point de vue, c’est une pratique qui date du
néolithique sans doute. A partir du moment où l’un de nos ancêtres de la préhistoire
a trouvé une dent d’ours et en a fait un collier, il est entré dans une démarche
d’interprétation de l’environnement. Il se trouve que c’était une dent, et les
dents, Gaston Floquet les connaît bien, lui qui exploite aussi l’ivoire des
dents des bovidés. Donc, le premier geste du « récupérartiste », si
on l’appelle comme cela, c’est de porter sur ce qui l’environne et si possible
sur ce qui est jeté, un regard de transformation, de créativité et de transgression.
Avant même le feu, avant même le régime carné, on était sans doute végétarien
et on ramassait ce que la nature donnait. Je crois que ce geste de ramasser,
de cueillir préside à la manière dont nous travaillons à travers les objets
répudiés, jetés, considérés comme rebuts. Et je dis « considérés comme »,
parce que depuis que Gaston Foquet a commencé, ces rebuts sont devenus des matières
premières.
Maintenant nous sommes entrés dans un circuit où la récupération est organisée
en système économique avec de grands récupérateurs industriels, un recyclage
organisé, un tri sélectif dans les poubelles pour pouvoir valoriser ce que nous
appelons les déchets. Mais ceux qui travaillent sur la créativité rapportée
aux déchets sont des gens qui poursuivent cette démarche innée de l’homme qui
est de ramasser, de ramasser ce qui traîne, et il arrive encore maintenant que
l’on trouve sur le chemin, ici comme en ville, un certain nombre de matériaux
qui sont à disposition d’un regard créatif.
On m’a demandé d’aborder le sujet de « l’art et la récupération d’objets ».
Pour commencer, je voudrais préciser deux ou trois choses autour de ces mots.
Ensuite, j’aimerais aborder le rapport aux différentes matières qui s’offrent
à nous, enfin je voudrais terminer sur des questionnements liés à la créativité
et aux déchets.
Pourquoi ce comportement ? Quelles sont les raisons de cette inspiration
particulière qui fait qu’on parle d’un art singulier, hors norme (Dubuffet disait
un art brut, réservant cette appellation aux arts primitifs de l’enfance
et de la folie. Maintenant, on dit plutôt art outsider pour les Américains,
ou art hors les normes) ?
I – L’art et la récupération d’objet : un titre à expliquer
Art.Tout d’abord, par rapport au sujet qu’on m’a demandé de traiter "l’art
et la récupération d’objet’’, je veux tout de suite dire que je n’essaierai
pas d’entrer dans une définition, ou même une discussion sur l’art. Je vais
vous dire pourquoi.
Je préfère, par rapport à la pratique du ‘’récup’art’’ et de la créativité appliquée
aux déchets, parler de création plutôt que d’art, de créateurs plutôt que d’artistes.
Et pour quelle raison ? Parce que dans la création il y a nécessairement
cette triangulation entre le regard, la matière et l’outil. Je pense que Gaston
ne peut pas travailler comme il le fait sans son regard, un outil (mais la main
est déjà un outil), et une matière. On ne peut pas échapper à cela. Or dans
l’art, il me semble qu’il y a certes un regard, une matière, un outil, mais
aussi un autre regard. On se transporte dans le domaine social du jugement,
de l’évaluation, de l’émotion, du sentiment que c’est ou que ce n’est pas de
l’art. Je me situe délibérément en deçà du regard des autres parce que je cherche
la créativité et que je suis pris dans cette alchimie qui se compose de mon
regard, d’une matière, d’un outil. C’est là que je cherche à vivre des moments
de créativité et non pas de production d’objets d’art. Ce soir dans mon propos,
je ne m’embarquerai pas dans cette discussion de savoir si les œuvres qui vous
sont présentées dans cette salle sont ou non des objets d’art. La question reste
ouverte. C’est vrai pour des œuvres comme celles de Gaston, c’est vrai pour
celles que je peux produire, mais je m’intéresse à ce qui fonde cette production
de trace, cette trace de la créativité.
Il y a déjà des raisons de ne pas tout à fait désespérer quand on rencontre
des créateurs qui, avec des ossements, arrivent à parler symboliquement de la
vie, à produire des objets qui ont du sens, et à donner sens à des formes mortifères.
Objet
Ce mot objet, je voudrais essayer de ne pas le garder dans son acception trop
habituelle. Evidemment, d’une certaine manière, tout est un peu objectivable.
C’est quelque chose qu’on peut prendre, qui est là. Je parlerais plus volontiers
de matière, les objets, étant un cas particulier de la matière. Je trouve que
le rapport d’un « récupérarteur » à l’objet, c’est un rapport avec
la matière. D’ailleurs toutes les démarches artistiques ou d’expression de cet
ordre sont des relations avec la matière : la peinture, la sculpture et
aussi la soudure et la récupération d’objets métalliques. Donc, je parlerais
plutôt de matière.
Récupération
Et enfin, le mot récupération est un mot que je trouve particulièrement intéressant,
qui a beaucoup évolué avec les systèmes industriels puisque maintenant la récupération
n’est pas simplement la brocante, l’antiquaire, etc. C’est aussi tous les systèmes
économiques qui reposent sur la récupération. Je le trouve moins ambigu que
le mot ‘’art’’ et moins ambigu que le mot ‘’objet’’.
Et c’est peut être pour cela que j’ai inventé ce mot ‘’Récup’art’, laissant
dans le manifeste du Récup’art la définition suivante du mot Art :
« nom commun, curieusement masculin, peut tout désigner ».
II –Matière et matières
Les matières se rapportent soit au
minéral, soit au végétal soit à l’animal. J’ai été particulièrement intéressé
par la manière dont Gaston Floquet aborde la matière animale. C’est assez rare
de voir un récupérartiste s’intéresser à une matière réputée bio-dégradable,
réputée aussi renvoyer à l’idée de mort. Or, ce qui est aussi intéressant, c’est
de voir qu’avec des éléments de squelette (animal mais aussi minéral), Gaston
Floquet arrive à faire des personnages, à faire des montages qui ne renvoient
pas du tout nécessairement à cette idée de la mort mais à l’idée, habillée de
la forme anthropomorphique, d’un homme debout. Certes, nous-mêmes debout sommes
aussi squelettiques mais je trouve qu’il est rare de voir quelqu’un qui s’acharne
et ne se déçoit pas de continuer à travailler cette matière réputée difficile.
Je crois que c’est intéressant de constater que même à travers cette matière-là,
il y a possibilité d’une parole symbolique dont Gaston pourrait nous dire ce
qu’elle est exactement, mais où moi je peux lire à travers des squelettes et
ces morceaux d’ossements, l’affirmation d’une statuaire d’homme debout. En tout
cas, c’est anthropomorphique. Et la plupart des choses qui sont crées par Gaston
mais aussi par moi sont des formes biomorphiques qui renvoient à des images
de la vie. Des masques parce qu’il y a des têtes et des personnages dressées.
Pourquoi toujours des hommes ?
Pourquoi toujours l’image de nous-mêmes ? Pourquoi pas du non-figuratif ?
On a toujours le sentiment que dans
ce que l’on cherche à montrer, il y a l’intention de contrarier le destin, de
montrer que ce qui est réputé jeté, peut encore prendre vie, et la meilleure
façon de montrer la vie, c’est sûrement de proposer des statures humaines et
sinon, animales. Et dans l’œuvre de Gaston il y a, évidemment, pas mal d’animaux.
En ce qui me concerne, il y a particulièrement des oiseaux. Et pourquoi des
oiseaux ? Parce qu’il me semble que l’oiseau a ceci d’irremplaçable, c’est
qu’il vole, qu’il incarne notre rêve. On vole un peu mais pas bien, pas beaucoup.
L’oiseau, lui, transgresse les espaces, les frontières et je crois que d’une
certaine manière, c’est un symbole de liberté. L’oiseau qu’on va trouver dans
l’œuvre de Gaston, c’est une manière de saluer dans le monde des vivants, l’être
vivant qui capitalise et réunit en lui l’envol et la liberté même si, bipède
comme nous, il parle moins que nous.
Gaston n’a peur de rien. Il n’a peur
d’aucune matière. Tout est objet d’interprétation. Tout est objet de travail
créatif. Il n’a aucun interdit sur les matériaux. On a là un exemple particulièrement
intéressant de pluralisme dans la démarche. Très souvent on a affaire à des
artistes qui campent sur un seul matériau.
A ce propos, je me suis souvent posé
la question de savoir pourquoi je m’intéressais plutôt au métal. Il y a sûrement
plusieurs interprétations possibles. Je crois que ce qui est intéressant dans
le métal, outre les érosions, les rouilles, les couleurs, outre le caractère
indocile du matériau qui ne se plie pas facilement, c’est qu’il appelle le feu,
et que le feu entre dans mon appétit de métal.
En ce qui concerne Gaston Floquet,
on est dans une situation où l’artiste se laisse entraîner, solliciter par toutes
sortes de matériaux et de supports picturaux et plastiques où ce qui demeure
le plus important, c’est le rapport de la personne à la matière. La matière
est inerte. S’il n’y avait quelqu’un, elle resterait telle qu’elle est.
III – La créativité appliquée au déchet
Pourquoi est-ce qu’on se préoccupe de créativité appliquée au déchet ?
Je voudrais essayer de répondre par rapport à ce que je ressens.
Il y a beaucoup, beaucoup d’artistes qui travaillent sur ce type de support.
Il y en a dans le monde entier. Certains sont totalement inconnus, et ceux-là
sont les plus nombreux. Ce n’est donc pas l’originalité de la démarche qu’il
faut saluer. C’est la personnalité des gens qui s’adonnent à cette démarche.
C’est là l’événement. Ce n’est pas le fait de s’intéresser à la décharge,
ce n’est pas le fait de se servir d’un arc à souder et d’un tas de ferraille ;
c’est ce qui se passe à travers ça. Pourquoi s’exprimer à travers ce geste
de récupération ?
Il y a plusieurs raisons.
Il y a des raisons économiques. Quelqu’un comme César disait que, au début
de sa démarche, il est passé par la récupération pour des raisons économiques :
c’était pas cher. Cette matière a assez vite répondu à une attente sociale
de gens qui, troublés par la consommation, voulaient voir des objets de la
vie courante transfigurés, changés, revus et salués dans un salon sous la
forme d’une oeuvre compacte ou de formes dont quelques unes ressemblent à
ce que fait Gaston.
Il y a des raisons idéologiques. Celles-là sont plus intéressantes. Il y a
eu des gens qui, de façon délibérée, en termes de message esthétique, comme
les surréalistes, ont utilisé la récupération pour s’affirmer et affirmer
que l’esthétique pouvait très bien emprunter les chemins du déchet, de la
dérision, de la ferraille, de la pissotière, du guidon, de la selle de vélo,
comme Picasso ou bien d’autres. Beaucoup de gens ont fait ça, même sans se
rattacher à une école. Il y a dans cette attitude une idéologie contestataire
de la société ambiante qui préside à des actes artistiques affirmés en contestation
de l’ordre. On apporte une sorte de désordre esthétique dans l’ordre. Cette
esthétique naît d’un désordre qui est celui de la décharge, de la ferraille
et de tout ce qu’on trouve dans les poubelles.
Il y a des raisons écologiques. A partir du moment où du matériau est réutilisé,
on participe au circuit du recyclage. Que des artistes travaillent sur le
recyclage de façon aussi consciente, l’écologisme y a été pour beaucoup, et
joue toujours un rôle inspirateur dans cette attitude récupératrice.
Il y a des raisons philosophiques. Pour ma part – je crois pouvoir le dire
– ma pratique du Récup’Art, outre que son existence m’évite la consultation
du psychiatre, me permet de résoudre un problème que je sens fort important :
celui du rapport avec la mort. Et il me semble que, dans mon attitude de positiver
le résidu, le déchet, le débris, de tenter de lui donner une sorte d’existence,
de chance, de re-naissance, une sorte de résurrection, je participe à une
affirmation du primat de la vie sur la mort, une affirmation de la vitalité,
de la possibilité de re-naître, de re-vie. Ce n’est pas cette conviction qui
va faire que la finitude ne s’impose pas à nous, mais c’est à travers ces
gestes de remettre en vie, dans la vie, symboliquement, paraboliquement, bien
sûr (par l’anthropomorphisme par exemple) que renaissent un certain nombre
de ferrailles, un certain nombre d’objets jetés. Eh bien je trouve que ça
participe d’un élan qui est plutôt vital, optimiste, revitalisant, re-quelque
chose. Au fond, c’est l’idée que rien n’est jamais totalement perdu, massacré,
défait. Il y a toujours la possibilité de jouer à contrarier le destin, momentanément
puisque nous sommes destinés à finir sous forme de rebut.
La biomorphie des oeuvres vient de là. Ce salut à la vie, c’est un salut d’artistes,
à partir du déchet. Et dans leurs ateliers, ils peuvent avoir le sentiment
de participer à une forme de jubilation très personnelle, mais aussi quelque
peu transcendante. Le signe transmis aux autres est un signe de vie.
A côté de ça, à travers ces raisons idéologiques, il y a sûrement – et moi,
j’y crois beaucoup – une raison plus politique qui inspire des actions de
« créativité citoyenne », où il est proposé de passer à l’acte,
d’entrer dans une démarche de créativité. Il y a là l’apprentissage d’une
citoyenneté inventive, créative, qui ne s’en laisserait pas conter par le
système académique et le système politique installés, car une certaine forme
de citoyenneté peut s’exercer à travers le regard qu’on porte sur ce qui nous
environne.
L’atelier pour la jubilation personnelle, la rue pour l’affirmation de convictions
citoyennes dans une créativité comportementale.
Quelqu’un comme Gaston Floquet (on en parlait cet après-midi) met ses ferrailles
un peu partout. Il bute sur l’une d’elles : « Tiens ! Il y
a longtemps que je ne t’avais pas vue ! Voilà ce que je vais faire avec
toi ! ». C’est de la rencontre fulgurante. C’est aussi une manière
d’être. La plupart de nos concitoyens butent sur des ferrailles tout le temps
et ne disent jamais: « Tiens ! Te voilà ! ». Non,
ils se font mal, c’est tout. Lui se fait peut-être mal, mais il fait quelque
chose avec.
L’idée, c’est ça : porter un regard d’invention et de créativité sur
tout ce qui nous entoure, et faire le geste, qui peut paraître un peu curieux,
de tenter des transformations, des transgressions avec les matériaux qui nous
sont proposés.
La plupart des artistes de la récupération sont, je le pense, des artistes
anonymes, isolés et inconnus. Quelques uns sont connus, et la plupart exposent.
Je me suis souvent posé la question de savoir pourquoi il fallait, ou s’il
fallait exposer.
Nous sommes dans le cadre d’une exposition Gaston Floquet. Est-ce qu’il fallait-il
exposer Gaston Floquet ? Est-ce qu’il fait ses oeuvres pour être exposé ? Moi, je dirais que notre chance, c’est qu’il
soit exposé, non parce que c’est le lieu de la démonstration d’un produit
fini, mais parce que c’est le lieu de la rencontre, le lieu où le regard de
l’autre s’ajoute au regard de l’artiste. C’est le lieu où la question de l’art,
que je soulevais au début de mon intervention, se re-pose. A savoir que le
regard de Gaston, son outil et son matériel, est soumis au regard d’un autre,
qui est le visiteur, le spectateur. Celui-ci portera une forme de jugement
ou se laissera transporter simplement dans une reconnaissance ou une jubilation.
Une oeuvre peut vous dire quelque chose à vous, et rien à quelqu’un d’autre.
Ca a l’air mort, mais c’est très vivant.
Pourquoi exposer sinon pour aller à la rencontre des autres et essayer d’être
avec eux dans une démarche de créativité sans question d’argent, de rendement,
d’intérêt. C’est comme ça que la créativité est libre, et c’est pour ça que
je me tiens du côté du créateur, avec un petit « c », et même avec
un grand.
AMBROISE MONOD (janvier 2000)
Extraits transcrits pour "les Cahiers du Tertre" par Ambroise Monod. L’association le remercie chaleureusement.
L'exposé d'Ambroise Monod a été retranscrit avec le plus de véracité possible. Les titres ont été ajoutés, ainsi que quelques corrections syntaxiques. La partie consacrée aux interventions dans la salle a été résumée. Tout cela dans le but de rendre plus lisible ce qui fut exprimé oralement.
Adresse du site d'Ambroise Monod sur le récup'art : http://www.recup-art.net/
©Les amis de Gaston Floquet