LA DAME

 

Il est, chez Gaston Floquet, une statue qui ne ressemble à aucune autre.
C'est la statue d'une femme, vêtue d'une robe longue blanche, d'une trentaine de centimètres de hauteur. Elle est faite d'un assemblage d'os, matériau habituel chez Floquet, rarissime ailleurs. Elle est cependant exceptionnelle chez lui. Loin de certaines figures grotesques, impertinentes, drôles, puissantes, elle tranche de façon étrange parmi les créatures sorties de ses mains.

 


 

Regardons-la d'un peu loin.
Elle frappe par son élégance très figurative.

 

La robe, peut-être en dentelle à en juger par les petits trous dans la texture, plonge jusque par terre en une traîne aux drapés cintrés sur une taille cambrée. Epaulettes et corsage sont dessinés avec élégance, et un manchon se laisse deviner là où devraient être les mains. Un grand chapeau peut-être Directoire incliné avec grâce, son ruban tombant dans le cou, un possible corset amincissant la taille, une tournure soulignée d'un joli bouillonné d'étoffe donnent à la Dame un charme délicieusement suranné et l'élégance d'une gravure de mode. On devine le pied qu'elle pose devant elle sous sa jupe de soie ou de satin. Elle avance en glissant dans l'espace.
Tout en elle est harmonie, équilibre et mouvement immobile.

 

Examinons-la sous toutes ses coutures, et de plus près maintenant.
Ce qu'elle donne à voir apparaît alors à qui s'interroge.

On s'aperçoit d'abord que le fin relief en creux qui donne l'illusion de la dentelle n'est autre que la partie spongieuse de l'os vidé de sa substance nerveuse, laissant paraître de petits pores sombres. Et cette taille et ces reins suggérant si habilement des rondeurs sur le profil droit ? Il n'en reste, sur le profil gauche, qu'une grotesque cavité avec des courbes et échancrures invraisemblables. Voilà que l'os ne représente plus l'habillage, la robe, le tissu. Il se donne à voir pour ce qu'il est : un os nu, un os de bête, un morceau de squelette sous la robe, sous la peau, sous la chair. Impossible d'aller plus loin. Télescopage radical. Vertige. Matière dure et concave d'une hanche surréelle, illusion inversée d'une rondeur charnue, qui pourtant en même temps subsiste. Non qu'elle représente la mort, mais ce qu'on devient longtemps après la mort, révélation instantanée par l'art de deux visions opposées, également vraies ensemble. Choc d'autant plus stupéfiant que l'apparence de vie, de mouvement, de corps trompe encore le regard, pourtant chaviré maintenant.

 

La Dame est donc somptueusement vêtue, mais si elle est d'os, elle n'est point de chair. Nulle part ne sont montrés ni main, ni cou, ni bras, ni le moindre élément corporel. Et même sous le chapeau, là où devrait être le visage, s'ouvre une béance.

 

Voilà donc qu'une matière organique osseuse, morte et enterrée, restée des mois dans l'humus, dépouillée de moelle et de toute substance molle et putrescible, devenue merveilleusement blanc ivoire, veinée, modelée, ombrée, sert à représenter l'enveloppe d'un corps qui n'est pas, et qui pourtant séduit, marche et palpite.

 

On ne perçoit plus alors que l'absence. La Dame est une apparence, une apparition. C'est un fantasme, c'est un fantôme de femme en somptueux linceul. L'artiste a donc ici représenté de manière allusive par un objet tangible magistralement inscrit dans les trois dimensions de notre espace concret l'absence et l'au-delà, avec ironie, avec force, avec amour, avec grâce.

 

Que la Dame soit l'épouse, la mariée disparue, l'ange gardien, devient question anecdotique. Aux antipodes de toute fantasmagorie égocentrique, elle nous parle de nous et de nos fins dernières, sans échappatoire possible. Elle se propose à notre étonnement et à notre méditation. Elle nous hante bientôt, nous aussi. L'alchimie de la mort et de la résurrection en objet d'art est en effet ici culminante chez Floquet. Car la Dame rejoint le questionnement auquel nul n'échappe sur la futilité de l'apparence, le caractère inéluctablement temporaire de la vie, la vanité de la beauté du corps, l'endroit et l'envers du monde et la transformation du vivant en autre chose d'aussi beau. D'elle émane un langage qui parle en les réconciliant de tragédie, d'harmonie, de manque, d'éternité et de renaissance bien après la mort.
D'universel, d'intemporel en somme.

 

M.A.


©Les amis de Gaston Floquet