Le hasard fait-il bon ménage avec l'art ?

Enquête parmi les sculptures de Gaston Floquet


       Il existe des sculpteurs qui se disent : « Voilà. Je vais faire un dinosaure, ou un centaure, ou un cyclope. Je vais utiliser des pots d’échappement, des ailes et des pare-chocs de voiture ou des ustensiles de cuisine, ou travailler des morceaux de fer pour qu’ils ressemblent à ce dont j’ai besoin. Je vais les souder ensemble. Ce sera original. »

       Chez Gaston Floquet, les choses ne se passent pas ainsi.

       Gaston Floquet ne sait jamais d’avance ce qui va sortir de ses mains, sinon il s’ennuierait très vite. Gaston Floquet se surprend lui-même, ou plutôt laisse le hasard le surprendre, et sa curiosité étant insatiable, sa recherche est sans fin. Tel est peut-être le moteur de son activité, la raison possible de la diversité et de l’abondance exceptionnelles de sa production.

       Mais comment peut-on comme lui travailler à la fois dans le respect absolu du hasard, en héritier qu’il est des surréalistes, et, paradoxalement, ne rien laisser au hasard quand il s’agit de travailler la matière ?

 



       Si on regarde une sculpture de Gaston Floquet, on peut, bien sûr, reconnaître à un moment ou à un autre une lame de faux, une dent de faucheuse, un gond de porte, tel os de tel animal, la souche de tel arbre… Et on se retrouve alors à partager avec le sculpteur le plaisir ou l’étonnement qu’il a dû éprouver en remarquant la perfection de l’arc, le grotesque de la boursouflure, la finesse de l’épine dorsale, la puissance de la masse noueuse… que rarement il retouche ou façonne, mais qu’il emprunte avec respect à quelque artisan forgeron d’autrefois, ou au forgeron éternel de la nature. C’est son œil qui a « simplement » travaillé, habitué à repérer, sans vraiment chercher, se laissant en quelque sorte séduire, persuader par un fer qui se trouve là tous les jours et finit par être choisi enfin parmi tous les autres après des années. Est-ce là un travail ? Un art ? Cela paraît bien facile et bien simple ! « Il fallait y penser », dit une visiteuse. Eh bien oui, seul l’artiste est capable de ce choix. Et son choix, c’est de partir de l’objet existant. C’est d‘engager à un moment donné une relation avec lui.

       Il se « contente » alors de prolonger, mais à sa façon, les œuvres commencées, destinées à un usage fonctionnel précis par le forgeron ou déjà sculptées de manière aléatoire et géniale par le vent, l’eau ou la croissance d’un arbre. Il s’en empare alors, et, les détournant de leur destin initial, les juxtapose et met en regard des formes qui, sans lui, n’étaient pas destinées à se rencontrer. Il continue en somme – excusez du peu – l’œuvre du créateur en s’arrogeant superbement le droit d’être créateur lui-même et de refaire le monde, non tel qu’il est ou tel qu’il le veut, mais tel que la rencontre entre l’art et le hasard le fait naître par son intermédiaire.

       Bien sûr, il évide les cavités encombrées, pour ne laisser que l’essentiel du matériau. Bien sûr, ce matériau, il l’a choisi entre mille dans une décharge, sur une plage ou parmi de vieilles ferrures amoncelées dans son jardin. Bien sûr, il a ensuite fait passer les os par l’épreuve de la terre et du temps, et les souches par l’épreuve du feu et de l’eau, mais dans le respect absolu de leur identité, de leur caractère propre. Quel artiste serait capable en effet d’inventer plus extraordinaire bec à cet oiseau que cet outil sorti tout gondolé du mur où il était pris dans le mortier ? Qui aurait imaginé coulure plus grotesque que la goutte de colle suspendue par hasard au nez d’un personnage qui semble se pavaner avec suffisance ? Quel sculpteur aurait créé cette admirable Vénus préhistorique/angelot/démon obscène (selon l’angle) comme cette concrétion calcaire de trois centimètres trouvée un jour sur une île, et simplement placée dur un socle ? Ou cette racine surmontée d’un crâne au rictus carnivore, qu’aucun paléontologue n’a encore découvert, mais que lui a su faire naître ? Gaston Floquet regarde, aime, met ensemble, confronte, souvent étonné lui-même de ce qui voit ainsi le jour dans le mystère de son atelier.

       Car ce stade relève bien du mystère, puisqu’il s’agit de création artistique. On devine là que, contrairement à ceux qui construisent leur objet après l’avoir d’abord conçu dans leur tête, il se laisse mener par quelque chose à quoi il obéit et qui exige une totale réceptivité, un absolu respect, et une grande humilité. Ne pas déranger s’il vous plaît. Ce qui semblait naître du hasard émerge en effet peut-être du pays des archétypes, de nos rêves à tous, cauchemars compris, de nos fantasmes, nos chimères, nos origines. Il s’instaure entre eux et l’artiste un dialogue, qui est souvent ludique, drôle, féroce, mais qui est sans doute aussi un combat, où entrent en jeu des forces qui ne se commandent pas et lui échappent même en partie. Il s’agit d’une confrontation, d’un voyage mental, d’une aventure intérieure, qui ne regarde que l’artiste et ne soufre pas de témoin. Seul le résultat nous est donné à voir.

       Cela dit, dans cette genèse, l’artiste ne court-il pas certains danger ? Se peut-il que parfois, dans sa recherche des formes et des volumes, des rapports entre la matière et l’espace, les masses et la pesanteur, il se perde dans la quête d’une conciliation impossible entre le hasard et la nécessité ? On a vu des explorateurs disparaître dans le pays de leurs aventures !

       Peut-être cela lui arrive-t-il parfois. Domaine privé. Mais ce qu’il produit témoigne de mille victoires, en apparence (en apparence seulement) faciles qu’il remporte tous les jours sur le chaos originel. L’un de ses secrets – évident, donc pas si secret que ça – c’est la solidité et l’étendue d’une culture tous les jours mise en pratique, revisitée, mise en doute, corroborée pour être mieux transgressée, dans un travail quasi organique de digestion et d’appropriation permanentes, où sa propre production s’intègre aux productions des maîtres. C’est là-dessus qu’il assoit son travail. Et c’est ce qui féconde sa réflexion qui, bien entendu, se nourrit de l’œuvre de sculpteurs mais aussi de peintres, d’écrivains, de musiciens, et de tous les explorateurs de formes, de couleurs, et de matières, détourneurs d’objets et de mots, frères en rupture de conformisme, artistes de toutes plumes et de tous poils, amis présents à sa table de travail.

       Moyennant quoi, méticuleusement, ici et pas à-côté , ce fragment de fer-ci et pas un autre sera soudé à tel autre précisément, par une nécessité qu’il est le seul à connaître. Ainsi, il construira un angle, rompra une symétrie, contrebalancera une masse, équilibrera un centre de gravité, au millimètre près parfois. Et si un jour il faut restaurer, il retrouvera sa logique initiale. Personne d’autre ne saurait le faire à sa place.

       De tout cela, il se dégage un langage, reconnaissable et particulier. Il apparaît bien, à travers les années et les décennies, avec ses constantes : la maîtrise technique, la rigueur des structures et des équilibres, la verticalité qui rappelle celle de notre frère « homo erectus », le rire qui est, paraît-il notre propre aussi, le tragique et son antidote, la dérision, un esprit inventif qui ne se donne pas de limite et fait penser, c’est sa noblesse, à l’énergie exploratoire du jeune enfant… et plein d’autres choses que chacun découvre en s’y reconnaissant. Comme le fait d’ailleurs Gaston lui-même, qui commente souvent ses œuvres avec amusement, comme un père que sa progéniture ne cesse de surprendre car elle a sa vie propre.

       Et si d’aventure les canons du bon goût, de la bienséance, de l’académisme se trouvent un peu estropiés dans l’histoire, il n’en sera ni fâché ni surpris. Car on aura compris que ça ne le dérange pas vraiment de déranger. Tout dépend qui. Et puis, il n’y est pour rien, ou si peu ! C’est la faute au hasard, en somme.


(Ce texte a été relu par Gaston)

 

Les cahiers du Tertre
Monique Audureau, juillet 1997

©Les amis de Gaston Floquet