L'île au trésor
Introduction
à l'exposition organisée par François Mathey
à Compiègne le 11 mars 1972
Un Robinson sommeille en chaque civilisé que la civilisation gorge de
superflu. Mais où se trouve l'île désormais - le vierge et beau désert
inhabité à rendre habitable ? Tout artiste vrai porte cette île en lui.
Jeté chaque jour sur un rivage inconnu, il lui faut pour survivre recréer
de ses mains son nécessaire, retrouver le natif, l'élément, patiemment
reconstruire, inlassablement remanier. Pour cela tout lui est bon. Son
vaisseau naufragé, c'est le monde entier qui l'entoure, où ce ne sont
pas seulement les couchers de soleil et les points de vue qui sont à prendre
(à reprendre), mais les pierres, les galets, les os blanchis, les bois
flottés, la ferraille hors d'usage, les prises de courant débranchées
et les scies abandonnées par leur musique. Ainsi fait Gaston FLOOUET, l'un des Robinsons les plus acharnés que
ce siècle tolère. Son avidité ne connaît pas de bornes. Il mettrait la
Tour Eiffel par terre pour y reprendre deux boulons qui lui plaisent et
qui figureront les yeux d'un personnage impossible à terminer sans eux.
Sa passion de s'approprier les choses est extraordinaire. On ne rencontre
pas souvent quelqu'un d'aussi envoûté par la matière, le matériau, la
texture, la chair de tout ce qui a forme et poids sous le ciel - et qui
soit aussi capable, en même temps, d'en changer le signe ou la qualité.
Il y a du diable et de l'alchimiste dans cet homme-là (et par parenthèse
il a eu bien de la chance de ne pas naître trois ou quatre siècles plus
tôt, parce que son goût immodéré pour la métamorphose et la transmutation
lui aurait à coup sûr fait sentir le fagot de très près). Les découpages, les collages, il en a commis des montagnes, tout ce qu'il
est possible de tirer du papier et des encres d'imprimerie, il en a épuisé
les virtualités, sans parler des os, du liège, des coquillages et des
divers métaux, ferreux ou non. Au bout de tout cela, de cette rage boulimique
et de cette incessante expérimentation, qu'est-il arrivé ? Eh bien, un
sculpteur est né, qui n'a pas conquis son métier par l'intermédiaire de
l'antique, du modèle ou de l'académie, mais par l'exploration farouche
de la forme donnée, des rencontres insolites et des accords imprévus.
On sait, aujourd'hui, que cette voie-ci vaut bien l'autre, et qu'elle
n'exige pas moins de dons. Voici donc, avec sa force, ses délicatesses,
sa conviction, son humour aussi, un peuple de créatures presque entièrement
récupéré du nôtre, dépaysé comme il convient, réinventé, réaffecté à l'usage
des habitants et visiteurs de l'île du dedans. Or souvenons-nous, comme
la nature et l'expérience l'ont appris à Daniel Defoe, "que toutes les
bonnes choses de l'univers ne sont bonnes pour nous que suivant l'usage
que nous en faisons, et qu'on n'en jouit qu'autant qu'on s'en sert ou
qu'on les amasse pour les donner aux autres, et pas plus ". Robinson lègue
aux mutins son île au trésor, et s'en va courir d'autres aventures. Jean GUICHARD-MEILI |
Jean Guichard-Meili Ecrivain, poète et critique d'art
né en 1922 et mort en 1994